La publication du vieux manuscrit apocryphe de l’Evangile selon Judas a suscité un grand retentissement à travers le monde. A en croire la nouvelle "bonne nouvelle" (telle est la signification du mot grec "euangelion"), le traître proverbial qu’était cet homme nommé Judas Iscariote n’aurait pas été celui que l’humanité avait cru pendant deux millénaires.
En trahissant Jésus pour le vouer à la crucifixion, il aurait été mû par des raisons d’ordre suprême, et non par la cupidité, le tout dans le souci d’aider son maître à libérer sa substance spirituelle de la chaire humaine. Telle aurait été la volonté de Jésus, selon Judas.
Il lui aurait été promis en contrepartie qu’il surpasserait tous les autres, qu’il atteindrait le royaume céleste et que son étoile serait la plus brillante du firmament. D’après l’Evangile de Judas, ce dernier "leva les yeux et vit le nuage lumineux, et il entra dedans" (traduit de l’anglais) dans l’attente de la transfiguration.
Toutefois, quel que soit le sort de Judas Iscariote aux cieux, son nom est maudit à jamais dans la conscience des masses, et sa réhabilitation semble absolument impossible.
Par la bouche du patriarche Alexis II, l’Eglise orthodoxe russe a déjà rendu son verdict sur l’Evangile de Judas en qualifiant cet apocryphe d’ "hérésie gnostique". Le verdict n’est certes pas nouveau : il date du IIe siècle après J.-C. et traduit la position officielle de la doctrine chrétienne.
Le traître ne mérite ni réhabilitation ni amnistie, tandis que le manuscrit sur papyrus dont les archivistes contemporains ont soulevé la poussière séculaire pour le restaurer aurait du mal à ébranler les pierres angulaires du christianisme. Car, selon les théologiens réputés, le texte en question est un témoignage de la polémique opposant les vrais chrétiens qui croyaient en la Sainte-Trinité et les gnostiques qui prétendaient que le genre humain était divisé entre les "élus" porteurs de "l’étincelle divine" et les autres dont il est dit dans le texte : "Il est impossible de semer et de moissonner sur la pierre" (traduit de l’anglais).
A en croire le manuscrit, Judas se sent porteur de "l’étincelle divine". Son acte apparaît donc soit comme un horrible crime contre l’humanité, soit comme un sacrifice élevé au nom de l’humanité. La première thèse, largement admise, correspond à la doctrine canonique chrétienne ; la deuxième est considérée comme une hérésie perverse.
Pour éviter d’entrer dans un débat historico-théologique, rappelons que l’image de Judas appartient depuis longtemps au folklore et à la mythologie, et c’est sous cet aspect artistique et culturologique que nous pouvons en parler.
Par ailleurs, on voit surgir des commentaires laïques expliquant l’intérêt général que suscitent les nouvelles circonstances de l’histoire biblique. Il en découle que la morale du genre humain se serait déformée, éloignée des prescriptions divines au point qu’il a fallu à tout prix justifier cet horrible péché qu’est la trahison du Sauveur. La Terre regorge en effet de ces chasseurs aux trente deniers. Les Russes n’ont pas oublié les délations de l’époque stalinienne, alors qu’en Occident dénoncer des voisins au comportement "anormal" est de plus en plus considéré comme une marque de civisme.
C’est sans doute la raison pour laquelle les dénonciateurs idéologiques, économiques et écologiques en quête de justification morale et soucieux d’étouffer leurs remords ont accueilli avec enthousiasme la nouvelle découverte scientifique, tel un Evangile sur commande.
Désormais, Judas n’est pas seulement amnistié, il est réhabilité.
Par ailleurs, le manuscrit apparaît moins comme un document enrichissant l’histoire du christianisme que comme un mythe purement culturologique sur la trahison fictive et salvatrice.
En 1937, le cinéaste Mikhaïl Kalatozov, réalisateur du "Sel de Svanétie" et de "Quand passent les cigognes" a voulu tourner un film intitulé "Chamil" et consacré à la lutte héroïque des Caucasiens épris de liberté contre la Russie tsariste. Le scénario était prêt quand les historiens soviétiques ont annoncé que le célèbre indépendantiste Chamil était un espion anglais, donc un traître. Le film n’a jamais vu le jour, mais son idée est restée dans les mémoires, ce dont témoigne la publication du scénario.
Dans ce scénario, la lutte de libération nationale est surchargée de trahisons réelles et imaginaires dont la plus spectaculaire est celle, bien planifiée, de Hadji-Mourat qui a rejoint les troupes russes. Hadji-Mourat a payé cher sa fidélité à la cause de Chamil. Malgré le déshonneur et la perte de ses proches, il s’est laissé traîner dans la boue pendant un certain temps.
Le sort aurait voulu, à en croire le vieux manuscrit qui s’est conservé jusqu’à nos jours, que le nom de Judas Iscariote traîne de même dans la boue pour des siècles.
Le scénario de "Chamil" a été écrit en 1937, quand tout sentait la trahison dans le pays. Les autodénonciations dans les sous-sols de la Loubianka étaient extorquées sous la torture et s’expliquaient aussi par des tentations d’ordre suprême. Si un film comme "Chamil" était sorti sur les écrans à l’époque, il aurait sûrement été qualifié d’hérésie.
Que raconte donc le nouveau mythe hérétique sur Judas ? Il évoque l’héroïsme et le romantisme de la trahison, il affirme que la haute trahison est assimilable à la fidélité la plus noble.
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Ph.E