«Une personne avec une croyance a autant de force que 100.000 personnes qui n'ont que des intérêts» John Stuart Mill

La faute à Adam, à Eve ou au serpent?


Le livre apocryphe «Vie d’Adam et Eve» offre une image plus nuancée que la vision «machiste» du texte biblique.

Comment interpréter le mythe d’Adam et Eve, chassés du paradis pour avoir goûté au fruit défendu? Et à qui la faute, entre Adam, qui a croqué la pomme, Eve, qui l’a cueillie, et le serpent, qui a trompé Eve? Interpellés par ce récit mythologique plutôt culpabilisant, que raconte la Bible dans le livre de la Genèse, les croyants juifs puis chrétiens ont cherché à comprendre. Ils se sont alors tournés vers d’autres textes plus populaires, à vocation explicative.

Ainsi en est-il de la «Vie d’Adam et Eve»1, intitulée aussi «Apocalypse de Moïse». Ce texte apocryphe, qui raconte en détail le destin du couple originel, était cette semaine au centre d’un colloque international aux Universités de Lausanne et Genève, où une cinquantaine de spécialistes ont croqué allègrement dans la pomme. Les explications de Jean-Daniel Kaestli, professeur honoraire à l’Institut romand des sciences bibliques de l’Université de Lausanne et membre du comité d’organisation du colloque.

- Le récit d’Adam et Eve chassés duparadis est plutôt violent. Autrefois, il devait choquer les croyants. Ils avaient alors besoin d’explications…

Jean-Daniel Kaestli: Le récit de la Genèse a de tout temps questionné les hommes. On trouve très tôt des textes narratifs pour l’éclairer. Au IIesiècle avant J.-C. déjà, le «Livre des Jubilés» propose une réécriture explicative du récit biblique. Dans le judaïsme, il existe de nombreux midrashs sur la Genèse, les rabbins tentant de répondre à toutes sortes de questions. De petites histoires sont également écrites dans ce but didactique. La «Vie d’Adam et Eve» est l’une de ces exégèses narratives du récit de la Genèse. A l’origine, elle a vraisemblablement été écrite en grec, probablement en Palestine. Le texte a eu ensuite un succès phénoménal en latin et dans plusieurs langues vernaculaires, allemand, anglais et français anciens, irlandais ou encore vieux slave… C’était un best-seller au Moyen Age!

- La «Vie d’Adam et Eve» aurait-elle eu sa place parmi les textes canoniques de la Bible?

Non. Précisément parce qu’elle a été composée pour éclairer et compléter le récit fondateur de la Genèse, un texte d’une extraordinaire fécondité qui a suscité énormément d’explications et de commentaires. L’apocryphe, légendaire dans un sens positif, doit être lu à côté du texte biblique. Il ne peut d’ailleurs se substituer à lui. Certains passages de la «Vie d’Adam et Eve», comme le meurtre d’Abel par Caïn, ne sont ainsi compréhensibles que si l’on a lu le récit de la Genèse.

- A quand remonte cette «Vie d’Adam et Eve»?

Vraisemblablement au tournant du Ier au IIesiècle de notre ère, mais sans pouvoir dire s’il s’agit au départ d’un texte juif ou chrétien. Il faut savoir que si le récit de la chute, dans la Genèse, a joué un rôle considérable dans la tradition chrétienne, avec la notion du péché originel, dans le judaïsme ancien, il n’avait pas un rôle important. Et quand il était cité, il ne mettait pas en évidence la désobéissance au commandement de Dieu. En fait, dans la tradition juive, l’explication de l’origine du mal était plutôt rattachée à la chute des anges déchus, évoquée dans le livre d’Hénoch. Cet apocryphe juif du IIIesiècle avant J.-C. raconte que des anges révoltés sont descendus sur la terre pour prendre des femmes et produire une race de géants qui a dévasté l’humanité et a obligé Dieu à provoquer le déluge.

Ce n’est qu’à partir du premier siècle après J.-C. que le récit du péché d’Adam de la Genèse a pris de l’importance du côté juif, comme l’attestent divers textes qui s’y réfèrent. L’Apocalypse d’Esdras, par exemple, qui se trouve en annexe de la version latine de la Bible (Vulgate), fait allusion clairement à la faute d’Adam et à sa conséquence désastreuse pour l’humanité.

- Que nous apprend l’apocryphe qui n’est pas déjà dans la Genèse?

L’élément le plus frappant est la présence de Satan au paradis. Dans le texte apocryphe, Eve raconte que le serpent, qui est habité par le diable, se dit d’accord de cueillir lui-même le fruit défendu pour le lui donner, mais seulement à la condition qu’elle jure de le partager avec Adam. L’idée d’un serment exigé par Satan pourrait venir d’une nuance de lecture du texte de la Genèse en ancien hébreu. La phrase «le serpent m’a trompée» pouvait aussi être lue «le serpent m’a fait jurer». Dans l’exégèse juive ancienne, on a sans cesse joué sur la possibilité d’une double lecture.

- L’apocryphe évoque l’épisode du fruit défendu, mais vu par Eve. Permet-il de nuancer l’image «machiste» du péché originel que l’on peut se faire dans la Genèse?

Toute une série d’études ont paru ces dernières années pour essayer de voir si, dans la «Vie d’Adam et Eve», des traditions plus favorables à Eve pouvaient être décelées. Dans un passage de l’apocryphe, la scène du paradis est racontée par Eve à la première personne. Cela indique qu’on a au moins cherché à reconstituer la manière dont Eve avait pu être impliquée dans cet événement. Mais c’est surtout l’introduction de Satan dans le récit, comme personnage de poids, qui permet d’atténuer la responsabilité d’Eve. Le texte apocryphe ne l’innocente pas, mais manifestement, l’auteur a voulu relativiser sa faute première avec l’intervention d’un ange déchu. Un démon qui n’hésite pas à prendre l’aspect d’un ange de lumière pour tromper Eve une seconde fois, alors qu’elle fait pénitence dans le Tigre et Adam dans le Jourdain.

- Le texte apocryphe n’absout pas Adam et Eve. Mais il pointe du doigt le diable, en faisant remonter l’origine du péché des hommes à une désobéissance de Satan…

Cette explication apparaît dans un épisode du récit qui n’existe que dans les versions latines et orientales de la «Vie d’Adam et Eve». Satan y explique son acharnement contre les hommes comme étant le fruit d’une vengeance. S’il a été déchu de sa condition d’ange, c’est parce qu’il a refusé de se prosterner devant Adam avec les autres anges, lorsque le premier homme a été créé à l’image de Dieu. Touché dans son orgueil, il n’a pas voulu adorer celui qui a été créé «en dernier» et de plus à partir de la glaise! Il a alors été précipité hors du monde céleste. S’il trompe Eve, c’est pour se venger de ce qu’il considère comme une injustice…

- Comment ce texte a-t-il été reçu et compris au Moyen Age?

A l’époque, le peuple ne faisait pas la différence entre le récit biblique de la Genèse et la «Vie d’Adam et Eve» qu’on lui lisait. Une miniature du manuscrit «La Penitance Adam», du XVesiècle, le montre bien: elle mêle sur la même image une scène du texte apocryphe et une autre du récit biblique (voir ci-contre). L’apocryphe a surtout été diffusé dans le Saint-Empire romain germanique et en Angleterre, mais pas du tout en Italie ou en Espagne. On en trouvait des exemplaires manuscrits dans toutes les grandes bibliothèques monastiques et de cathédrales. Le texte était lu sans doute à des fins d’édification. La popularité du texte apocryphe était très grande. Il a été traduit dans les langues vernaculaires avant même la Bible! I



1 Vita latina Adae et Evae (Vie latine d’Adam et Eve), nouvelle édition critique de Jean-Pierre Pettorelli, achevée par Jean-Daniel Kaestli et Albert Frey, Series apocryphorum du Corpus Christianorum 18-19, Ed. Brepols, Turnhout, 2012.

Pascal Fleury