«Une personne avec une croyance a autant de force que 100.000 personnes qui n'ont que des intérêts» John Stuart Mill

Les plus anciens textes chrétiens ne parlent pas d’un tombeau vide

 



C’est l’un des épisodes les plus controversés de la fête chrétienne de Pâques: la découverte du tombeau vide de Jésus, trois jours après sa mort sur la croix. Avec Andreas Dettwiler, professeur à la Faculté de théologie de l’UNIGE, et spécialiste du Nouveau Testament, nous allons tenter d’éclaircir plusieurs questions délicates: est-il possible que l’on ait donné une sépulture à un supplicié? Cette histoire de tombeau vide est-elle crédible d’un point de vue historique? Quels sont les textes les plus anciens qui nous parlent de la résurrection et quel rôle a joué la mort de Jésus dans les débuts du christianisme?

Selon la Bible, Jésus, un crucifié, aurait été enseveli. Est-ce possible, historiquement parlant?

Andreas Dettwiler: Ce n’est pas impossible. Normalement, les Romains avaient pour habitude de jeter le cadavre dans une fosse commune, ou de laisser en croix le crucifié, nu, pour qu’il soit dévoré par les animaux. La crucifixion était en effet une véritable mise en scène publique, d’une brutalité et d’un sadisme inouïs, qui avait pour but de réduire à néant le condamné à mort et de détruire son honneur et celui des siens, même au-delà de sa mort – une expression puissante du système politique oppressif de l’Empire romain. Donc, normalement, un crucifié n’était pas enseveli dans un tombeau, qu’il soit individuel ou commun. Mais il y a eu des exceptions: ainsi, en 1968, des archéologues ont retrouvé à proximité de Jérusalem, dans un tombeau familial, un ossuaire qui contenait les restes d’un homme crucifié au premier siècle de notre ère (cet ossuaire est exposé au Musée d’Israël à Jérusalem, inv. IAA 1968-679). Ce qui a été fait pour ce supplicié qui s’appelait Yehohanan fils de Hagkol, peut l’avoir été pour Jésus.

De quelle époque datent les premiers témoignages sur la mort et la résurrection de Jésus dans les années 30-33 de notre ère?

Contrairement à ce que l’on imagine, ce ne sont pas les Évangiles de Marc, Matthieu, Luc et Jean qui sont les textes les plus anciens du Nouveau Testament: ils ont été écrits entre les années 70 et 100. Les sources les plus anciennes sont les lettres de l’apôtre Paul, qui écrit dans les années 50, et se réfère parfois à des traditions encore plus anciennes.

A quel point peut-on se fier au témoignage de Paul ?

Même s’il ne semble pas particulièrement intéressé par les détails de la vie de Jésus, et s’il ne l’a pas connu de son vivant, Paul cite à plusieurs reprises l’une ou l’autre de ses paroles. Il considère Jésus comme un personnage historique, cela ne fait aucun doute. Et il possède probablement bien plus d’informations sur Jésus que ce qui apparaît dans ses lettres: il a été en contact avec plusieurs personnages illustres du christianisme naissant lors d’un premier séjour à Jérusalem vers l’an 35, notamment avec Pierre et Jacques, un des frères de Jésus.

Que nous dit Paul de la résurrection de Jésus?

Dans sa première lettre de Paul à la communauté chrétienne de la ville de Corinthe (1 Co 15), on trouve la trace d’un credo qui remonte probablement aux années 40, soit une dizaine d’années après la mort de Jésus, qui a été crucifié probablement en avril 30. Paul y transmet ce qu’il «a reçu lui-même», à savoir que le «Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, et il est apparu…» à une longue liste de personnes.

Comment comprenez vous cette phrase, «Jésus a été enseveli», qui serait une allusion à la tradition du tombeau vide?

Je crois que cette phrase signifie simplement que Jésus est bel et bien mort, que ce n’est pas une fiction. D’ailleurs, à ma connaissance, aucun texte du christianisme émergeant n’a mis en doute la réalité de cette mort, ni développé l’hypothèse selon laquelle quelqu’un d’autre aurait été mis à mort à sa place. En outre, il faut observer que ce texte de Paul ne parle pas de la tradition du tombeau vide, que nous connaissons uniquement par le récit qui se trouve à la fin des quatre évangiles du Nouveau Testament.

Que vous inspire ce silence?

Il y a deux possibilités: soit Paul n’avait pas connaissance des traditions relatives au tombeau de Jésus, soit il savait que l’argument du tombeau vide était relativement faible pour son argumentation théologique. Le tombeau vide ne «prouve» pas la résurrection, parce qu’un tombeau peut être vide pour plusieurs raisons: on peut avoir déplacé un cadavre, comme on peut le voler. Dans l’Évangile de Jean, au chapitre 20, Marie de Magdala qui découvre le tombeau vide se pose d’ailleurs des questions très rationnelles à ce sujet. Elle dit: «Ils ont enlevé le Seigneur du tombeau, et nous ne savons pas où on l’a mis» (Jean 20,2). Dans les Évangiles, le tombeau vide agit plutôt comme un signe mystérieux et ambigu, compréhensible uniquement par celui ou celle qui a déjà accédé à la foi.

D’où nous vient cette tradition du tombeau vide?

La visite au tombeau n’est attestée que par une seule source, l’Évangile de Marc. C’est extrêmement mince, et cela me laisse dubitatif, comme beaucoup d’autres historiens. Les récits parallèles de Matthieu, de Luc et probablement aussi de Jean se sont inspirés de celui de Marc. De plus, le récit de Marc pose plusieurs problèmes d’un point de vue historique. A mon avis, cette visite est assez invraisemblable. On ne retourne pas embaumer un cadavre trois jours après sa mort! L’auteur de l’évangile de Matthieu semble avoir vu le problème puisqu’il dit que les femmes se sont rendues sur place juste pour «voir» le tombeau. A mon avis, l’intérêt des récits du tombeau vide ne se situe pas au niveau de leur plausibilité historique, mais au niveau de leur message religieux qui est tout à fait subtil et profond, notamment celui de l’évangile de Marc.

Ces scénarios de la mise en scène de la résurrection circulent très tôt dans l’Antiquité. Dans l’Évangile de Matthieu (27,66), on apprend que les pharisiens approchent le gouverneur romain Pilate pour lui demander de placer des gardes devant le tombeau, de peur que les disciples ne viennent voler la dépouille de leur maître. Et dans l’Évangile de Jean (20,13-15), Marie-Madeleine soupçonne le jardinier d’avoir emporté le corps de Jésus…

Et il y a eu d’autres critiques encore, notamment parmi les mouvements anti-chrétiens de l’Antiquité; ainsi, le philosophe Celse objecte, vers 175 de notre ère: «Si Jésus voulait réellement manifester sa puissance divine, il aurait dû apparaître à ses ennemis, au juge, bref, à tout le monde» (Origène, «Contre Celse» 2,63). Ce qui est sûr, c’est qu’en aucun passage du Nouveau Testament, on ne trouve le récit de personnes qui auraient été des témoins oculaires de l’acte de la résurrection proprement dit. Les témoignages de la résurrection sont toujours des témoignages de la foi en la résurrection.

Contrairement au tombeau vide, les «apparitions» de Jésus sont moins contestées. Elles semblent même les témoignages les plus solides, historiquement, du récit de Pâques?

A mon avis, c’est l’élément le plus intéressant, même si, là aussi, il nous faut être très prudents dans une perspective strictement historique. Les témoignages les plus anciens à propos de la résurrection du Christ sont des formulations de foi de type «Dieu a ressuscité Jésus d’entre les morts». J’ai déjà mentionné le fameux crédo de 1 Co 15. D’autres textes vont dans le même sens. Les récits des apparitions du Christ ressuscité à tel personne expriment au plan narratif ce que ces anciennes formulations ont voulu dire. Nous avons ici affaire au langage de la foi et non à un langage descriptif, «scientifique», d’un événement qui serait saisissable par le biais d’une investigation historique.

Peut-on imaginer un récit historique de ce moment?

On peut essayer de reconstruire ce qui s’est passé entre la vie, intense et brève, de Jésus de Nazareth, sa mort en l’an 30 à Jérusalem et les tout premiers débuts du christianisme naissant. Retournons au «printemps galiléen» de l’activité publique de Jésus. Le projet de ce prophète juif itinérant semble avoir du succès. Il sillonne la Galilée avec ses compagnons – hommes et femmes – et annonce en actes et en paroles l’avènement imminent du «Royaume de Dieu». Ce monde nouveau sera marqué par la confiance en la providence divine, par le souci à l’égard des plus pauvres et des exclus de la société d’alors et, plus généralement, par un amour inconditionnel du prochain. La croix est l’aboutissement atroce de ce généreux projet, sa radicale mise en question. Jésus arrive à Jérusalem avec ses disciples, et l’on assiste à un mouvement de désolidarisation. Judas livre son maître aux autorités religieuses de son temps, puis Pierre le renie, et tout le monde s’enfuit, à part quelques femmes qui assistent encore à la crucifixion. Bref, cette magnifique histoire se termine par un échec cuisant. Et puis, quelque temps après, se répand une rumeur: plusieurs personnes, principalement issues du groupe proche de Jésus, auraient fait l’expérience de voir le Christ vivant ; on assiste alors à une reconfiguration, puis à l’émergence de ce qu’on va appeler ultérieurement le christianisme.

Les textes des Évangiles témoignent encore d’un malaise par rapport à cet épisode. Certains comme Marie-Madeleine ont peur et sont tellement troublés qu’ils commencent par se taire à ce sujet. L’expérience n’est pas aussi rose qu’on le montre au cinéma…

Ce côté perturbant de l’expérience de Pâques est intéressant: ce n’est pas le caractère tranché des films de Hollywood; les Évangiles témoignent du doute, de l’incompréhension, du refus comme de la peur qui ont saisi les disciples face à ces expériences de rencontres avec le Christ vivant et pourtant, la conviction qui l’a emporté a changé le cours de l’histoire.

Andreas Dettwiler