«Une personne avec une croyance a autant de force que 100.000 personnes qui n'ont que des intérêts» John Stuart Mill

Judas était-il le traître ou le disciple parfait de Jésus?

 




Le baiser de Judas est aussi légendaire qu’inexpliqué. Selon des textes tardifs, les disciples portaient des capuches, et ce geste a pu désigner Jésus dans le groupe.

C’est l’inconnu le plus célèbre de la Bible. Avec Jésus, Judas est l’autre star de Pâques. Et pourtant on ne sait que très peu de choses sur ce disciple, à part, peut-être, qu’il a livré son maître en le désignant d’un baiser devenu légendaire. Enquête sur un traître trop parfait pour être honnête.
A-t-il existé?

Comme pour Jésus, des historiens ont douté de l’existence de Judas. Trop sombre et trop caricatural, ce superméchant a parfois été considéré comme une invention littéraire. Mais pour Andreas Dettwiler, professeur de Nouveau Testament à la Faculté de théologie de l’UNIGE, «Judas a bien existé».

Le premier argument «qui plaide pour son historicité, c’est que les récits bibliques les plus anciens parlent de lui, comme l’Évangile de Marc, qui est le plus proche des événements et le plus nuancé à son égard. Les Évangiles évoquent tous le rôle de Judas lors de l’arrestation de Jésus; ils disent tous que Judas faisait partie des douze disciples de Jésus, même s’il apparaît toujours en dernière position dans la liste.»

Enfin, Judas est «une figure embarrassante. Il a été choisi par Jésus, il faisait partie de son cercle le plus proche, il a soutenu son projet de vie alternative, et pourtant il semble prendre ses distances à la fin, lorsqu’il collabore avec les autorités juives et qu’il facilite l’arrestation de son maître», résume Andreas Dettwiler. Or, pour les historiens des religions, ce critère est important. Le plus souvent, ce qui est embarrassant n’a pas été inventé.

A-t-il vraiment trahi?

Les textes bibliques ne disent jamais que Judas a trahi Jésus. «Le mot qui revient tout le temps, c’est paradidonai, un verbe grec qui signifie «livrer», précise Daniel Marguerat, professeur honoraire à l’UNIL. Or livrer n’est pas forcément trahir. Ce doute sur le rôle exact de Judas est entretenu par certains Évangiles qui laissent entendre que Jésus «n’est pas le jouet du destin, mais qu’il domine les événements et consent à sa mort».

Les motivations de Judas restent inexpliquées. Le fameux baiser qui lui sert à désigner Jésus ne nous éclaire pas davantage sur ses intentions. Si certains textes expliquent sa trahison par l’appât du gain, la somme qu’il aurait exigée est dérisoire. Les Évangiles parlent de 30 pièces, alors que Judas était le caissier du groupe. Ce rôle lui permettait de manipuler des sommes bien plus importantes, comme le montre l’épisode de l’onction à Béthanie, où Judas s’indigne à cause du parfum utilisé, trop luxueux, qu’il aurait pu vendre pour 300 deniers.

L’Évangile de Luc suggère bien que Satan a pénétré le cœur de Judas, «mais cette version trahit surtout l’ignorance de Luc à propos des motivations du disciple», estime Daniel Marguerat.

Comme le mystère reste entier, chacun y va de sa spéculation. «Judas a peut-être voulu précipiter les choses, en pensant que Dieu ne laisserait pas mourir son messie, avance le chercheur de l’UNIL, ou alors il l’a livré parce qu’il se considérait lui comme trahi, parce que le royaume dont parlait Jésus n’arrivait pas.»

Iscariote, ça veut dire quoi?

On parle souvent de Judas l’Iscariote, mais le sens de ce surnom reste lui aussi très discuté. «La solution majoritairement retenue par les historiens, c’est de penser qu’Iscariote signifie l’homme qui vient de Qeriyoth. Ce village de Judée est attesté dans l’Ancien Testament, mais on ne sait pas s’il existait encore à l’époque de Jésus. Et puis cela ferait de Judas le seul disciple de Judée, alors que tous les autres sont Galiléens», note Andreas Dettwiler.

Une autre hypothèse fait découler Iscariote du latin «sicarius», le porteur de poignard. «Ce terme péjoratif était utilisé par les Romains pour désigner un groupe de combattants nationalistes juifs qui portaient la sica, une petite épée recourbée. Ces sicaires se sont opposés plus ou moins violemment à la présence romaine entre l’an 6, et l’an 74 après Jésus-Christ», résume Mireille Hadas-Lebel, professeure d’histoire des religions à Paris-Sorbonne.

Comme Judas, les sicaires sont mal connus. Selon l’historien antique Flavius Josèphe, ils constituaient l’un des quatre grands courants de pensée de la société juive de l’époque, avec les Pharisiens, les Saducéens et les Esséniens.

«C’était un groupe violent, qui ne s’attaquait pas aux Romains, mais qui frappaient les juifs qui collaboraient avec l’envahisseur, précise Mireille Hadas-Lebel. On ne sait pas bien quelle était leur influence à l’époque de Jésus et on les a souvent confondus avec les Zélotes, terme moins péjoratif qui désignait aussi des juifs nationalistes comme des croyants zélés. L’un d’eux, Simon le Zélote, figurait parmi les douze disciples de Jésus.»

Cette hypothèse sicaire rappelle qu’il y avait, dans le groupe de Jésus, des disciples tentés par l’action violente. On le sait notamment par Pierre qui, la nuit où Jésus fut livré, donne un coup d’épée (de sica?) et coupe l’oreille d’un des hommes venus arrêter Jésus.

Comment est vraiment mort Judas?

Le Nouveau Testament donne deux versions de la mort de l’Iscariote. Selon Matthieu (27, 3-1), Judas, pris de remords, jette ses pièces d’argent dans le Temple et va se pendre. En revanche, dans les Actes des apôtres (Actes 1, 16-20), on voit Pierre se lever et expliquer à 120 frères effrayés que Judas «est tombé tête la première, son ventre a éclaté et toutes ses entrailles se sont répandues».

Cet éventrement a inspiré un polar biblique au moine bénédictin et historien Michel Benoit, qui a étudié la mort de Judas comme un cold case. Il pense qu’il y avait des sicaires autour de Jésus, et que l’un d’eux a éventré Judas avec sa sica.

David Marguerat n’achète pas ce «mauvais polar». Pour lui, la fin de Judas est celle des grands méchants de la Bible. «Celui qui a commis le crime le plus innommable a eu la mort la plus affreuse.» Le prof honoraire de l’UNIL rapproche encore les deux morts de Judas de celles des deux conseillers du roi David qui l’avaient trahi. L’un s’est suicidé et l’autre est mort parce que ses entrailles se sont répandues sur le sol (c’est en 2 Samuel 17-23 et 2 Samuel 20). «Il ne m’étonnerait pas que les versions canoniques se soient inspirées de ces modèles de l’Ancien Testament.»

Qui a trahi le plus?

L’histoire a retenu Judas comme le méchant de l’histoire, mais Pierre peut aussi postuler pour ce rôle. «Alors qu’il avait fanfaronné, Pierre renie son maître à trois reprises, et ce reniement est mis en scène de manière très théâtrale dans les Évangiles», note Daniel Marguerat.

Pourtant Pierre sera finalement réhabilité, alors que Judas n’a pas eu cette chance. Pourquoi? «Mon hypothèse, c’est que les premiers chrétiens ne savaient pas ce que Judas était devenu après la crucifixion, alors que Pierre est vite revenu dans le groupe et qu’il a pu témoigner de son repentir.»

Judas, traître ou disciple parfait?

Dès l’Antiquité, deux lectures du personnage s’opposent. Celle qui va s’imposer aux siècles des siècles présente Judas comme le traître absolu. Plus on s’éloigne des événements, et plus la description que font les Évangiles de ce personnage s’assombrit. Les termes les plus durs se trouvent dans l’Évangile de Jean, qui en fait un homme corrompu, menteur et cupide.

Cette interprétation aura des conséquences tragiques, puisqu’elle va faire le lit de l’antisémitisme. À ce sujet, Andreas Dettwiler rappelle volontiers cette formule du romancier Amos Oz, qui parle de Judas comme du «Tchernobyl de l’antisémitisme européen».

Cette lecture de Judas comme le traître absolu n’est pas la seule. Il y en a une autre, qui a été longuement développée dans «L’Évangile apocryphe de Judas», un texte découvert tardivement et publié en 2006, alors qu’il date du IIe siècle de notre ère. «Ce texte propose une relecture idéalisée de Judas qui est présenté comme le disciple parfait, le seul qui comprend l’origine divine de Jésus et qui permet à son maître de se libérer des contraintes du monde terrestre et de retourner au monde de la lumière», raconte Andreas Dettwiler.

«Judas est présenté comme le disciple parfait, celui qui permet à Jésus de retourner au monde de la lumière.»

Ce texte nous rappelle que, dès l’Antiquité, le personnage de Judas a divisé les foules, et pas seulement à notre époque moderne qui adore les antihéros. Mais, qu’on le voie comme le traître suprême ou comme le disciple parfait, une certitude demeure: sans la croix, il n’y a pas de résurrection; donc sans Judas, il n’y a pas de Christ.

Jocelyn Rochat